Même si, personnellement et professionnellement, cette mesure m’a causé beaucoup de frustration au cours des derniers mois, je comprends parfaitement son bien-fondé. Ce qui me rassure, c’est que la situation actuelle va passer. Plus tôt ou plus tard, nous ne le savons pas encore, la communication régulière avec les États-Unis sera rétablie.
Ce n’est pas ainsi partout dans le monde. Plusieurs frontières resteront fermées, en raison des conditions politiques, même après que la pandémie sera maîtrisée. Jetons un coup d’œil sur trois d’entre elles.
Les résidents de Margara, commune rurale de la région d’Armavir dans l’ouest de l’Arménie, peuvent parfois entendre les voix de leurs voisins turcs, mais ils ne rendent jamais visite à ces derniers. Ils ne les ont jamais vus, d’ailleurs. Beaucoup d’entre eux aimeraient bien profiter de la proximité de la Turquie, qui se trouve de l’autre côté de la rivière Araxe, pour favoriser le développement local, et ce malgré un passé lourd et chargé d’hostilité entre les deux peuples.
Certes, les relations entre Erevan (Arménie) et Ankara (Turquie) continuent d’être empoisonnées par la mémoire du génocide contre les communautés arméniennes du défunt Empire ottoman, entre 1915 et 1923. La reconnaissance de cet événement n’est pas la seule pomme de discorde, cependant. À l’heure actuelle, l’Arménie, petite république de 3 millions d’âmes, est engagée dans une guerre avec l’Azerbaïdjan, un autre pays voisin du Caucase, pour le contrôle du Haut-Karabagh, peuplé majoritairement d’Arméniens.

Ce conflit n’en est pas à sa première étape. La fermeture de la frontière turco-arménienne, longue de 311 kilomètres, remonte à 1993, lors de la première guerre du Haut-Karabagh (1988-1994). Forte d’une civilisation millénaire et fière de son héritage chrétien, l’Arménie faisait partie de l’Union soviétique jusqu’à son indépendance en 1991. Tout comme aujourd’hui, l’Azerbaïdjan était soutenu par la Turquie, puissance régionale de taille, et c’est donc pour appuyer son allié qu’Ankara a coupé les passages terrestres en direction de l’Arménie. En dépit de quelques velléités de rapprochement dans les années 2000, et malgré les grands avantages économiques qu’occasionnerait un réchauffement diplomatique, ce n’est pas demain la veille, semblerait-il, que les gens de Margara pourront se promener sur la rive opposée de l’Araxe.
La fin de la guerre froide avait fait naître, dans beaucoup d’esprits, l’espoir d’une planète sans frontières. L’adoption de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) et la politique de libre circulation à l’intérieur de l’espace Schengen de l’Union européenne donnaient à y croire. D’autres situations, cependant, venaient démentir cette tendance, comme nous venons de le constater.
Depuis 1994, il est impossible – ou du moins illégal – de passer par voie terrestre de l’Algérie au Maroc ou de faire le chemin inverse. Ce qui peut paraître tout à fait insolite : la frontière commune s’étend sur environ 1 800 kilomètres, depuis le littoral méditerranéen jusqu’au cœur du Sahara. Qui plus est, ces deux pays d’Afrique du Nord ont beaucoup en partage sur le plan culturel : origines ethniques, langues arabe, berbère (ou tamazight dans la forme autochtone) et française, religion musulmane, cuisine, musique et j’en passe. Au niveau politique et en matière économique, les divergences se présentent, toutefois. Monarchie constitutionnelle, le Maroc a axé son développement sur l’intégration diversifiée dans la mondialisation, par exemple à travers le secteur touristique, tandis que l’Algérie, qui a arraché son indépendance (1962) de haute lutte à la France coloniale, est une république populaire à tendance socialiste, orientée vers l’économie rentière grâce à ses vastes réserves d’hydrocarbures.
Un différend diplomatique de longue date oppose Alger et Rabat, qui s’affrontent sur la question du Sahara occidental. Cette région autonomiste est revendiquée par le Maroc qui accuse son voisin d’armer les indépendantistes sahraouis.
Toutefois, la fermeture de la frontière fut décidée dans la foulée d’incident lié plutôt à la guerre civile qui a ravagé l’Algérie dans les années 1990. Ce conflit meurtrier entre le gouvernement et des groupes d’extrémistes religieux a donné lieu à de nombreux attentats terroristes, y compris à l’extérieur du territoire algérien. L’un de ces actes, perpétré dans un hôtel de Marrakech en août 1994, a attisé la méfiance des autorités marocaines à l’égard d’une possible implication de la part des services secrets d’Algérie. La dégradation des relations diplomatiques a abouti sur la décision de l’Algérie de stopper la circulation transfrontalière.
Or, le statu quo est devenu très impopulaire de part et d’autre de cette barrière qui persiste malgré un dégel progressif entre le royaume et la république populaire et démocratique. La politique en vigueur divise des communautés et même des familles. Des marches pour une réouverture sont parfois organisées. On a même vu, après la victoire de l’équipe algérienne à la Coupe d’Afrique des nations 2019, des Marocains se rassembler devant les clôtures pour fêter avec leurs amis d’Algérie, si proches et pourtant séparés.
La volonté populaire pour réparer cette situation existe. La volonté politique sera-t-elle au rendez-vous? La question se pose de plus en plus.
Alors que les effets du différend algéro-marocain se font sentir à l’échelle régionale surtout, la prochaine frontière qu’il s’agira d’explorer, dans la prochaine chronique, divise deux puissances nucléaires aux tensions diplomatiques lourdes de conséquences géopolitiques, à savoir l’Inde et le Pakistan.