En plus des maintes activités d’administrateur pastoral, de bâtisseur d’églises et d’éducateur, Jean Mandé Sigogne exerçait la fonction de juge de paix pour le comté Annapolis à l’époque, qui fut divisé en 1837 pour former les deux comtés Annapolis et Digby.
La commission de juge de paix était octroyée par lettres patentes du gouvernement à un individu intègre afin d’exercer dans une cour inférieure l’ordre et la paix d’une communauté. Ces juges pouvaient effectuer des jugements de moindre gravité, par exemple une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par voie sommaire, c’est-à-dire sans jury ou sans mise en accusation, comme un méfait ou un délit. La plupart du temps, ces juges recevaient de la part de concitoyens le serment de fidélité au roi ou le serment officiel de moindre fonctionnaire quelconque dans leur communauté. Sans pour autant limiter leur autorité judiciaire, ces juges voyaient surtout à la mise en exécution ou le transfert de documents officiels et légaux, ou l’établissement de circonstances factuels.
Sigogne avait en effet reçu le 4 mars 18061 cette commission des autorités britanniques de la province. À partir du 23 juin de la même année, il inscrit consciencieusement tous les actes officiels de sa fonction dans un journal d›office qui se terminera le 8 juillet 1833.2 Voici de la main même de Sigogne, les premières entrées de ce journal, intitulé « Journal d’office » :
Vers le commencement de mai 1806, j’ai reçu une commission de Juge de paix pour le comté d’Annapolis datée du 4 mars de la même année et le 16 juin 1806, j’ai prêté le serment requis en pareil cas entre les mains de Mr James Moody, commissionné pour le recevoir.
La première fonction que j’ai faite comme juge est l’administration du serment à J. McCullough comme assesseur pour les taxes pour l’année 1806, juin 23.
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Reçu le 21 septembre 1806, le serment de Jean Trahan comme commandant sur le grand chemin — le même jour signé un papier concernant le pont de la Rivière de Sissaboue.
Reçu le 13 octobre 1806, le serment de Nicolas Godet et de Joseph Dugast, le jeune, en qualité de porteurs de chaîne pour l’arpentage de l’arrière concession.
Bien que ce journal d’office se termine en 1833, il est plausible qu’il en existe au moins un autre puisque Sigogne fut renommé juge de paix jusqu’en décembre 18413 Si un autre journal existe, il n’a pas encore été trouvé. Le journal d’office datant de 1806 à 1833 contient la plupart des différents serments que les citoyens de sa compétence devaient prêter en vue de remplir certaines fonctions publiques, par exemple celle de voyer des routes, d’inspecteur des clôtures, d’officier des pauvres, et de bien d’autres encore. Il contient aussi des dépositions de toutes sortes quant à certaines disputes ou allégations d’injustice. En qualité de juge de paix, Sigogne rédigeait aussi pour les Acadiens des actes officiels de transfert ou de ventes de terres, dont certains existent encore de nos jours dans leur forme originale.
Sigogne avait reçu cette commission de juge de paix au début 1806, mais ce n’est que dans une lettre datée du 29 avril 1809, trois ans plus tard, qu’il renseigne à ce sujet son évêque. Au début de cette même lettre, curieusement, il se plaint du poids de sa charge comme unique prêtre à l’intérieur de son grand territoire pastoral:
Je profite de l’avantage de votre permission pour faire venir un prêtre de l’Europe, car je succombe sous le faix : j’ai éprouvé une maladie sérieuse l’été dernier et je commence à grisonner ayant plus de la moitié des cheveux blancs ; l’étendue des deux établissements que je dois desservir, leur éloignement, et le nombre des familles qui augmentent tous les jours, rendent absolument en certaines conjonctures l’ouvrage trop difficile, trop accablant et même presqu’impossible pour un seul homme.4
Néanmoins, Sigogne dut sur le coup juger qu’il lui était avantageux d’accepter cette fonction de juge de paix pour mieux desservir les siens. De fait, en plus du fardeau de sa charge pastorale trop lourde, il accepte cependant de remplir cette responsabilité additionnelle qui n’est pas nécessairement ni directement reliée à ses fonctions de pasteur.
Dans cette lettre du 29 avril, il avoue à son évêque : « Je ne sais si j’ai écrit à Votre Grandeur que j’avais accepté une commission de juge de paix à Sainte-Marie. Ceci m’a donné l’occasion de leur être doublement utile; ils le sentent et ils en sont plus attachés à moi. »5 Dans une autre lettre, quelques années plus tard en 1816, il affirme encore qu’il est, en tant que juge de paix, « le seul magistrat sur une étendue de terrain de 12 à 13 lieues6/…/éloigné de 40 lieues de tout autre prêtre. »7 Sigogne était décidément convaincu du bien-fondé et de l’importance à remplir cette fonction additionnelle en dépit des nombreuses autres charges qu’il devait assumer comme pasteur de son troupeau.
Sigogne avait gardé une déférence toute spéciale envers les Anglais qui l’avaient accueilli durant les bouleversements de la Révolution française et son exil en terre britannique : « I had first experienced [their benevolence], with many French Ecclesiastics, not without admiration, when the terrible and cruel Revolution of France forced me to take refuge in England. / …/Thus, in my misfortunes, I find a great happiness to have the luck to live among a generous and liberal people. »8 Établi en Acadie, terre vaincue et gouvernée par les Anglais, Sigogne a, semble-t-il, vite gagné à son tour l’estime réciproque de la part des autorités anglaises.9 Le supérieur de Sigogne en Acadie, le père Burke, l’avait reconnu en affirmant dans une lettre en 1811 à son évêque à Québec : « c’est un bon homme, Sigogne, le gouverneur en a une haute idée. »10 L’éducation classique de Sigogne, son entregent, sa diplomatie et son grand respect de l’autorité quelle qu’elle soit,11 toutes ces qualités lui ont valu une considération toute particulière de la part des autorités britanniques de la province. De plus, le missionnaire français possédait l’habileté à bien écrire et, sans doute aussi, à bien parler la langue des vainqueurs, ce qui n’était pas sans grande importance. Durant les premières années de son séjour en Acadie, le gouverneur de la province l’avait désigné pour recevoir, au nom des autorités de la province, le serment des Acadiens. Voici en quels termes Sigogne en renseigne son évêque le 8 mars 1806 :
Votre Grandeur désire connaître la formule du serment demandé des Acadiens par le gouvernement, il y a bien deux ans et demi. Je remarquerai d’abord qu’il n’était absolument exigé que des nouveaux venus et cela sous peine d’être bannis en cas de refus. Mais le désir du gouverneur et des officiers de justice était que tous les prêtassent ; ils me l’ont fait connaître par lettres et de bouche. C’est ce qui fit que j’adressai sur ce point une instruction morale au peuple. Je fus écouté avec soumission et obéi avec zèle. Quelques-uns même témoignèrent le désir que cette instruction pût être vue du gouverneur et des membres du Conseil, desquels procédait la demande du serment. J’ai mis cette instruction en anglais et je l’ai ensuite adressée dans les deux langues au gouverneur qui m’en a fait remercier ainsi que le peuple. Voici donc la formule du serment : « Je promets sincèrement et je jure d’être loyal et fidèle sujet de Sa Majesté George III, roi de la Grande-Bretagne. Dieu me soit en aide et ces Saints Évangiles. » Je ne pense pas qu’en cette formule il y ait rien à reprendre.12
C’est ainsi que les autorités de la province ont de bonne heure conclu que Sigogne était digne de leur confiance ; il leur avait suffisamment démontré par son comportement respectueux et probe qu’il ne trahirait pas cette confiance. De plus, les autorités semblaient reconnaître en ce missionnaire diligent un défenseur des Acadiens et un leader méritant qui respecterait non seulement les intérêts de son peuple mais aussi ceux de la couronne britannique. Sigogne avait également reconnu en lui-même les avantages de cette confiance qui en découleraient pour son peuple. Aussi les mettait-il sans doute à profit, car de nombreuses pétitions signées ou contresignées par Sigogne au nom des Acadiens existent encore aux Archives publiques de la Nouvelle-Écosse. Elles ont trait à des sujets aussi variés que des quais, des brise-lames, des hôtels de ville et des concessions de terres.13 En qualité de missionnaire auprès de ce peuple dérouté par la Déportation, il avait reçu une obédience de son évêque pour guider ces Acadiens qui cherchaient à reprendre racine dans le sol qui leur avait été enlevé : « Les habitants de cette partie de mon diocèse, éloignés des secours spirituels, ont grand besoin d’un missionnaire plein de zèle et de force ; ils le trouveront en vous. »14 Plus tard, sa nomination comme juge de paix par le gouvernement de la province constitua un mandement du pouvoir civil renforçant cette mission que « sa belle étoile » lui avait destinée auprès de ce malheureux peuple. Pendant 45 ans, Sigogne luttera continuellement tant au plan spirituel qu’au plan civil pour guider les Acadiens, ainsi que le peuple Mi’kmaq, dans la voie de la droiture, dans la direction du développement socio-économique et vers une société plus instruite. En mariant les fonctions d’administrateur civil, temporel et spirituel, Sigogne a reconnu la valeur inhérente de sa mission auprès de ces peuples. Que ce fut comme pasteur des âmes, comme juge de paix, comme intervenant en faveur des siens contre leurs ennemis ou auprès des autorités, Sigogne a été présent, omniprésent presque, et a fait preuve d’une constance remarquable.
En terminant cette chronique, nous présentons deux autres extraits du Journal d’office de Sigogne :
On the twentieth day of May A.D., 1813, appeared before me Francis Bourneuf, alias Burnouff, a prisoner of war, etc, as described on his certificate of liberation, and according to the order of His Excellency Sir John C. Sherbrooke, Lieutenant Governor, etc, etc, took and subscribed the oath of allegiance to His Majesty George the Third. “I, Francis Bourneuf, do sincerely promise and swear that I will be faithful and bear allegiance to His Majesty King George the Third, so help me God.” Signé F. Burnouf/J. M. Sigogne.
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Le trente avril mil huit cent seize, a paru devant moi, juge de paix, soussigné pour le comté d’Annapolis Royal, Pierre Clement, ci-devant prisonnier de guerre et ayant déjà résidé dans le district de Claire (sic) parmi les Acadiens en qualité de maître d’école où il s’est comporté d’une manière convenable, et ensuite revenu après un voyage, ayant manifesté le désir de le finir en cet endroit, a prêté le serment de fidélité à Sa Majesté Georges Trois, selon les formes prescrites par la loi et a signé la présente ledit jour. Signé P. Clement/Sigogne15
En plus de ces deux extraits et autres serments variés tout au long de ce Journal d’office, nous trouvons, entre autres, quelques dépositions sous serment de disputes entre voisins, d’un cas de viol, d’une accusation de paternité, et d’un cas de dispute conjugale particulièrement violente.
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1Public Archives of Nova Scotia (PANS), RG 1, vol. 172, p. 155.
2Archives Nationales, Ottawa, Canada, Fonds Sigogne, vol. 1 (M.G. 23, C 10), pp. 79-111.
3PANS, RG 1, vol 174, pp. 276 et 325, et RG 1, vol. 175, p. 203.
4Archives de l’Archevêché de Québec (AAQ), 312 CN, N.-É., V:61, lettre du 29 avril 1809 de Sigogne à Plessis, p. 1.
5Ibid., p. 3.
6Cela équivaut de 48 à 52 kilomètres, approximativement.
7Centre d’études acadiennes (CÉA), Université de Moncton, CN-2-19, p. 3.
8PANS, RG 1, vol. 229, #87: lettre circa 1820 écrite au Lieutenant-gouverneur de la province, T. Kempt.
9AAQ, 312 CN, N.-É., V:44, pétition de janvier 1803 des Acadiens à Denaut, p. 1. Il y est écrit : « il a réussi par sa prudence à gagner l’estime des Anglais nos voisins, ce qui est nécessaire situés parmi eux comme nous sommes. »
10Archives de l’Archidiocèse de Halifax (AAH), Fonds Burke, vol. 3, # 165: lettre du 13 août 1811 de Burke à Plessis, p. 1.
11Pour les principes de Sigogne par rapport à la soumission aux puissances civiles, voir principalement : Avis au peuple du 29 mars 1808, CÉA, CN-2-44.
12AAQ, 312 CN, N.-É., V:58, lettre du 8 mars 1806 de Sigogne à Denaut, pp. 4-5.
13Voir, entre autres, PANS, RG 5, série GP, vol. 1, #11; série P, vol. 43, #37, 64, 74, 75, et 85; et RG 20, série A, 1808, #9, Charles Babin, et 1819, #76.
14AAQ, 210 A, Correspondance d’évêques de Québec, IV, lettre du 22 juillet 1799 de Denaut à Sigogne, p. 26.
15AN, Fonds Sigogne, vol. 1 (M.G. 23, C 10), pp. 32 et 38-39.