L’aide offerte pour aider à endiguer la progression du SRAS-CoV-2, ou du nouveau coronavirus 2019, dans l’un des pays les plus touchés par la pandémie, n’a pas manqué de provoquer quelques froncements de sourcils. Pour plusieurs, l’intervention humanitaire de Moscou passait plutôt pour une opération de propagande, survenue d’ailleurs peu de temps après une mission chinoise.

« Nous devons être conscients qu’il existe une composante géopolitique, y compris une lutte pour l’influence et la politique de générosité », affirmait le vice-président de la Commission européenne, Josep Borrell, également haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (cité dans Le Monde, 25 mars 2020). Selon cette interprétation, l’action de la Russie aurait pour finalité de jeter le discrédit sur l’Union européenne, taxée d’impuissance à répondre aux besoins de ses pays membres, et du coup de rehausser le prestige du Kremlin.
En effet, un article paru sur le site italien de l’agence de presse Sputnik, affiliée au gouvernement russe, ne s’embarrassait pas de subtilité : « La Russie est là. Et l’Union européenne? »
Que révèle cet épisode? Depuis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a qualifié de pandémie la situation de la COVID-19, l’actualité évolue à un rythme ahurissant. Toutefois, des questions de fond se dessinent. La crise que nous traversons risque-t-elle de susciter des transformations majeures dans l’état du monde? Ne fait-elle qu’accélérer des tendances déjà à l’œuvre? Ou bien la vie reviendra-t-elle « pareille comme avant » une fois la pandémie vaincue?
(Il va sans dire que le retour à la normale sera impossible pour les familles et communautés des victimes du virus.)
Considérons le contexte de l’envoi de médecins et de masques par la Russie. Toute action humanitaire, aussi positive soit-elle, comporte une dimension politique en vertu du jeu d’influence qu’elle implique nécessairement. Il ne serait pas exagéré de porter les mêmes soupçons sur la Chine qui vient de livrer des tonnes de fournitures médicales au Canada, c’est-à-dire dans la cour arrière des États-Unis. L’Amérique de Donald Trump ayant renoncé au leadership dans le concert des nations, l’étoile de la Chine est appelée à monter plus haut dans le firmament.
Mais le geste de la Russie a un autre sens : le désir de Vladimir Poutine de démasquer la prétendue ineptie de l’Union européenne vise à miner les idéaux sur lesquels celle-ci a été élaborée depuis la fin de la guerre froide. L’un de ces idéaux est l’abolition des frontières en faveur d’une entité géopolitique « post-nationale », si vous voulez. (Le terme n’est pas de moi; je me sers des guillemets parce qu’il n’est peut-être pas familier au lectorat du journal.)
Au début des années 1990, les forces en faveur de l’intégration de l’économie mondiale avaient le vent en poupe. L’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) en fut un produit, malgré les résistances populaires que cette entente a pu provoquer. Or, l’Union européenne avait une ambition beaucoup plus audacieuse que la seule intégration des marchés : le rêve européen reposait aussi sur une citoyenneté intégrée, au-delà de la nationalité. La libre circulation au sein de l’espace Schengen, composé de 26 États, devait concrétiser la nouvelle appartenance cosmopolite.
Depuis plusieurs années, le nationalisme a fait un retour fracassant sur la scène. Donald Trump, Boris Johnson, Vladimir Poutine sont les porte-étendards les plus bruyants de cette réaction, mais la remise en question d’une mondialisation sans frontières était déjà en marche. La vision d’avenir échafaudée par l’UE a été fragilisée par la guerre contre la terreur de l’après-11 septembre, par la Grande Récession de 2007 à 2012 et par les crises des réfugiés des années 2010.
Qu’est-ce que tout ceci a à voir avec la pandémie de la COVID-19?
J’ai un aveu à vous faire : jamais je n’aurais pensé qu’il aurait été question de fermer la frontière canado-américaine. Pourtant, cela est arrivé, échanges commerciaux exceptés. Ma réflexion, qui se veut surtout une interrogation, n’a pas pour intention de semer le doute sur les mesures prises pour la santé publique. Nous sommes confrontés à une grave menace.
Mais nos démocraties peuvent aussi être atteintes par le SRAS-CoV-2. C’est une grave menace aussi.
Il y a quelques jours l’essayiste et militante canadienne Naomi Klein diffusait une vidéo dans laquelle elle revisitait sa thèse du « capitalisme du désastre ». D’après Klein, lorsque se produit une catastrophe à même d’infliger un choc au système économique et politique, les élites saisissent l’occasion pour mettre en œuvre des politiques favorables à leurs intérêts et susceptibles d’accroître les inégalités et injustices sociales. On peut en observer un exemple flagrant aux États-Unis, où l’administration Trump veut réduire la réglementation en matière de protection environnementale sous prétexte que celle-ci entravera la relance économique. Pourtant, cette idée mijotait déjà dans la marmite des propositions nuisibles.
Il y a tout lieu de signaler et de dénoncer un autre exemple ici, dans notre province : je viens d’apprendre que les annonces gouvernementales seront retirées pendant plusieurs mois du Courrier de la Nouvelle-Écosse. En raison de quoi la publication régulière de notre journal est compromise. L’état d’urgence sert à justifier, semble-t-il, une mesure pourrie qui devait déjà flotter dans la graisse de la marmite néolibérale. Plus que jamais, nous avons besoin de nos médias communautaires, et cela d’autant plus en milieu francophone.
Le durcissement des frontières fait venir l’eau à la bouche du président Trump : c’est par pur fantasme que, l’autre jour, il a brandi la menace de déployer des troupes américaines pour « protéger » la frontière avec le Canada, frontière d’où ne provient nulle menace. La possible catastrophe que représente cette pandémie, qu’il n’a parfois pas l’air de prendre au sérieux, lui donne néanmoins la chance de créer plus de divisions entre les peuples. En témoigne son recours au terme « Chinese virus » pour désigner un agent pathogène qui n’a ni passeport ni carte d’identité.
Il n’est pas seul. Le délire auquel nous assistons quotidiennement vient alimenter la peur de l’Autre qui ronge les sociétés démocratiques, au moins à en croire Achille Mbembe, politologue camerounais et auteur de l’essai récent, Politiques de l’inimitié (2016). « Irrépressibles, le désir d’ennemi, le désir d’apartheid et le fantasme d’extermination constituent la ligne de feu, bref, l’épreuve décisive du début de ce siècle », écrit Mbembe.
Voilà une perspective bien pessimiste! Nous sommes à la hauteur de cette épreuve, j’en suis convaincu. Malgré la distanciation sociale, si nécessaire pour notre santé, ces circonstances très particulières peuvent nous rapprocher au lieu de nous éloigner les uns des autres.
Brûlantes et essentielles, ces questions seront explorées davantage dans les chroniques à venir et sur le blogue de la Chaire de recherche du Canada en études transnationales (CRÉAcT) de l’Université Sainte-Anne, Les Carnets Nord/Sud. Aussi : le dernier mot sur le retrait des annonces gouvernementales du Courrier est loin d’avoir été dit.