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le Samedi 28 mars 2020 18:42 Commentaires des lecteurs

Politesse et dynamique du français au Cameroun

La politesse verbale est, on le sait, un phénomène universel dont les formes d’expression varient d’une langue à une autre, d’un espace socioculturel à un autre. C’est le cas du français dont les locuteurs ne recourent pas toujours aux mêmes formes verbales pour exprimer la politesse, d’autant plus que ces derniers ne vivent pas les mêmes réalités sociolinguistiques et ne partagent pas forcément les mêmes valeurs culturelles. C’est le cas des Camerounais francophones dont les pratiques de la politesse mettent en évidence un cas d’appropriation locale du français langue internationale.

     Le Cameroun est un espace géographique communément appelé l’Afrique en miniature parce qu’il renferme la plupart des diversités culturelles et linguistiques observables partout en Afrique. Le contexte sociolinguistique se caractérise par la présence de deux langues officielles, l’anglais et le français, qui sont en contact permanent avec plus de 250 langues autochtones, le pidgin English et le camfranglais. On y observe aussi une mosaïque de groupes ethniques fondés généralement sur une langue, un territoire et des traits socioculturels communs. Le profil culturel et communicatif camerounais se caractérise, de manière générale, par le plurilinguisme et l’hybridité linguistique, la diversité ethnique et culturelle et par le fait que les interactions quotidiennes sont sous-tendues par une socioculture axée sur la proximité (physique, psychologique et émotionnelle), la distance hiérarchique, des inégalités sociales (liées à l’âge, au confort matériel ou statut social), entre autres. Cet « écosystème »laisse des trances tangibles dans les pratiques du français, langue véhiculaire à l’échelle de tout le Cameroun, surtout dans les centres urbains francophones où il permet l’intercompréhension entre plusieurs communautés ethnico-tribales. L’influence de la socio-culture camerounaise sur les pratiques du français s’observe, par exemple, dans la manière dont les Camerounais francophones expriment la politesse lorsqu’ils échangent des salutations.

     Les Camerounais francophones disposent, en effet, d’un répertoire extrêmement riche en formules de salutations. Cette richesse résulte de la cohabitation des formules du français international et de celles créées localement. C’est ainsi qu’aux formules « passe partout » comme « bonjour », « bonsoir », « salut », « comment ça va? » et « ça va? », etc., il faut ajouter des formules locales qui entrelardent les échanges quotidiens au Cameroun. C’est le cas de la formule de salutation « c’est comment? », qui est un calque de certaines langues autochtones camerounaises et qui peut aussi emprunter les formes suivantes : « comment non mon frère/ma sœur? » ; « sinon c’est comment alors? », « c’est how? », « how non? ». La salutation « ça va? » apparait aussi sous plusieurs formes se caractérisant par le fait que le verbe « aller » y est remplacé par d’autres verbes, et par le mélange du français et de l’anglais, comme on peut le constater dans les exemples suivants : « Ça marche? », « Çadonne? », « Çabouge? », « Ça baigne? », « Ça shake? », « Ça boom? », « Çawaka? », « Çatient? ». On retrouve, dans d’autres échanges, des formules interrogatives à valeur de salutation comme « Tu vis même? », « Tu vis ma sœur? », « On dit quoi? », « Tues là!? »; « Tu respires? », etc. Ces formules sont généralement assorties de termes affectifs comme « ma copine », « mon gars », de parenté comme « mon frère », « ma sœur », etc., qui jouent un rôle de premier plan dans la construction de la convivialité sociale. Comme exemple, on peut citer : A : « comment tu vas la mère » – B : « on est là mon fils ».

     Soulignons aussi que les salutations verbales sont le plus souvent accompagnées de gestes tels que les poignées de main, les accolades, les bisous, etc. Lorsqu’on se rend chez quelqu’un et que la porte est ouverte, on peut signaler sa présence soit en frappant à la porte et/ou en produisant les onomatopées comme « toc toc toc » ou « kouan kouan » pour imiter le bruit qui résulte du fait de frapper à la porte. Ces deux éléments sont souvent suivis de la question « il y a quelqu’un? ».

     Les salutations d’ouverture donnent lieu à divers types de réactions. Rappelons tout d’abord que dans certains pays ou espaces culturels, les échanges de salutations sont faits selon le modèle « comment ça va? » – « ça va bien ». Ce type d’échange plus ou moins laconique permet, d’une part, de faire preuve de sollicitude polie envers autrui et, d’autre part, d’avoir l’agréable impression d’être l’objet d’une certaine considération. En contexte camerounais, par contre, la salutation « comment ça va? » ou « c’est comment alors? » est le plus souvent interprétée comme une véritable question. Cette interprétation est sous-tendue par la supposition que derrière la salutation « comment ça va? » se cache un véritable souci de s’enquérir de la situation de l’autre. Cette salutation, pourrait-on ajouter ici, s’interprète en contexte camerounais comme une stratégie d’entrée en interaction avec l’autre et en même temps comme une invite à faire part, le cas échéant, de « ses problèmes ». Le contenu et la longueur d’un tel récit varient en fonction de la situation de communication et des rapports qu’entretiennent les interlocuteurs.

     À la salutation « comment ça va? » ou « c’est comment? », certains locuteurs répondent tout simplement « non ça va », « me voici, non », « on est là non », « voici mes restes », « n’est-ce pas on est là », « laisse-moi comme ça ma sœur » ; « on va faire comment? ». Si vous n’avez pas assez de temps pour un récit, n’allez surtout pas demander ce qui ne va pas. Parce qu’on vous rétorquera « c’est fort/ mauvais sur moi », « les temps sont caillou », « c’est seulement la sécheresse qui va nous tuer ici dehors ». Le terme « sécheresse », encore appelé « foirage », dans le dernier exemple, signifie « manque d’argent ». D’autres interlocuteurs vous diront « la galère me gère » ; « ça ne me laisse pas », « mon frère, ça ne va pas. J’ai les maux de poche ». Oui, vous avez bien lu, ils ne parlent pas de « maux de tête », mais de « maux de poche » ; comme la pauvreté peut faire mal aux poches! Dans la même lancée métaphorique, certains Camerounais diront « j’ai les crevaisons de poche » pour signifier qu’ils ont des problèmes d’argent. Pour vous demander de l’aide financière ils diront « mets-moi en haut » ou « lance-moi non ».

     La créativité langagière est aussi mise à profit dans la clôture des interactions. En dehors des formules du français international comme « au revoir », « à bientôt », etc., les Camerounais francophones font appel aux formules plus ou moins atypiques. Dans ce contexte collectiviste où la séparation peut porter atteinte à l’harmonie sociale, certains locuteurs font usage de la formule « on est ensemble », pour indiquer que la séparation est plus physique que psychologique. D’autres emploient des formules qui expriment le désir de se revoir le plus tôt possible ou celui de garder le contact en dépit de la séparation. Ils recourent à cet effet aux formules comme « On se voit non! », « On se bipe! », « On se call! », « On s’appelle non! », « On se see! ». Signalons aussi les formules de séparation comme « j’arrive! », « à tout à l’heure », etc., qui semblent indiquer que la séparation sera brève, mais qui ne doivent pas toujours être comprises comme telles. Il y a aussi des salutations de clôture qui reflètent plutôt le malaise ou l’embarras de se séparer. La formule d’adieu employée dans ce cas est « on faitcomme ça! », utilisée de préférence en contextes informels. Dans certains cas, le locuteur justifie son départ à travers les formules comme « Je passais seulement hein » ; « Il faut que je poursuive ma route ». Il peut aussi demander implicitement la permission de s’en aller, par le biais de la formule « gars, laisse-moi partir ».

     Ces rituels de la politesse permettent de saisir juste un pan de la réalité de la dynamique du français dans les relations sociales au Cameroun.

     On est ensemble!

     Bernard Mulo Farenkia
     Professeur titulaire
     de langue française
     et de linguistique
     Cape Breton University